
Je marche sur les bords du trottoir. Le jeu consiste à ce que chaque pas se pose dans l’intersection des dalles de pierre. Je me donne l’illusion d’une magie au bout de chaque pied et me concentre totalement : si je réussis, ma destinée en sera-t-elle changée ? Ce jeu, c’est l’espoir d’avoir une deuxième chance et de conjurer le sort.
Zoom arrière : une petite fille joue à marcher selon une règle précise sur le bord du trottoir.
En dedans, cette petite fille est morte. Plus d’espoir. Lien au monde coupé. Vie foutue. La trahison a brisé la confiance. Dans son ventre, elle ressent un grand vide. Ses yeux regardent mais ne voient plus rien. Son cœur parfois lui fait très mal mais elle ne pleure pas.
Dans le village, je suis très polie, je dis bonjour à tout le monde même aux gens qui font grise mine. Je grapille comme je peux les sourires. Parfois, on me complimente. Pour moi, c’est énorme. Pendant des jours, je me répète les mots, comme des pierres précieuses dans un sac.
Des mots joyaux, personne n’en a dans ma famille alors forcément, on ne s’en offre pas. Il y a les mots pratiques, ceux qui disent que telle chose est telle chose. Les mots que j’espère entendre, je ne les reçois pas. Jusqu’à ce que je découvre les mots joyaux, je n’en souffre pas. Puis, quand je les découvre, en dehors de la maison, ils me font souffrir par leur absence.
Le seul qui me montre de l’attention, c’est mon grand frère. Avec lui, j’ai presque l’impression d’être réelle. Oui, c’est bien à moi qu’il parle.
Un jour, il y a la trahison. Elle n’est pas contre moi, il n’y a pas de haine là-dedans. Non, juste une décision qu’il a prise : il n’habiterait plus avec nous. Sa vie est ailleurs, avec sa copine, avec ses amis. Je ne laisse rien voir et même à l’intérieur, je ne tressaille pas. Le sentiment d’abandon s’infiltre en silence.
Nous avons deux maisons: l’une, celle où j’ai grandi, est celle où nous vivons la journée avec lui et que nous quittons, sans lui, après le repas du soir devant le journal télé pour rejoindre la deuxième. C’est un grand appartement en ville dans lequel nous passons la suite de la soirée devant la télé, pour nous coucher ensuite. Nous repartons le matin jusqu’à la première, celle du village où mon père a son magasin et de laquelle je pars pour prendre le bus vers l’école. Une vie schizophrénique.
La nuit, mon grand frère n’est plus avec nous. Celui qui ose s’élever contre mon père, celui qui ose directement se confronter à lui, n’est plus là. Mon protecteur m’a quittée.
Le week-end, mes parents sortent et ma grande sœur aussi. Mon plus jeune frère et moi restons seuls. Ces nuits-là, j’erre dans l’appartement déserté sans pouvoir m’endormir. La voiture de mes parents arrive souvent très tard. Les pas dans l’escalier sont lourds, le silence chargé de menaces.
Le rempart de protection s’en est allé. Je me terre, porte verrouillée dans ma petite chambre. Je me sens totalement seule, engloutie par la violence et la profondeur de la nuit.
Mon grand frère n’est plus là. C’est ainsi. Chacun mène sa vie. Il préfère d’autres à moi, sa petite sœur. Je ne peux lui en vouloir même s’il m’a laissée sans un mot.
Dans ma tête d’alors, une brique de croyance s’est ajoutée: je suis celle que l’on délaisse, celle qui ne vaux pas grand-chose, pas même un mot. Il ne me reste que de me haïr un peu plus…
2 commentaires:
Dégageons le coeur, dégrugeons la surface frémissante du lac de silence ... Alors peut-être autre chose que des cadavres de rats et des pétales de rose fanées pourront se montrer à nos yeux ébahis. Quelque chose de doux, de tendre et de fertile, comme un jardin d'été au sol vivace, traversé d'un vrombissement affairé d'abeilles ivres ...
J'ai hésité à "présenter" ce texte. Il met en scène de tels tourments... Mais l'écriture a cela de magique qu'elle transmute!
Merci pour ta lecture et ton très joli commentaire.
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