vendredi 18 décembre 2009

Héritage


Je me souviens, nous nous levions au creux de la nuit...
Devant nous, le chemin, à peine visible, nous menant vers la forêt, souveraine et lourde de promesses. Nous nous enfoncions, mes frères et moi, dans elle, à pas de loup, sans un mot. Les oreilles aux aguets, nous écoutions les grincements, craquements et bruissements. Le végétal emplissait nos narines. L’air piquant, bien que délicieux de fraîcheur, brûlait le nez et les oreilles. Mes pieds se recroquevillaient dans les bottes malgré les grosses chaussettes. Nous marchions, sans trop voir, avec dame lune pour seul éclairage, mais mes deux grands frères savaient parfaitement quelle direction prendre.
Peu à peu, l’aube naissait et éclairait de sa lumière pâle les arbres alentours. Des oiseaux commençaient à pépier. Non loin, on entendait un grognement, « un sanglier ! » disait le grand frère. Euh …Un sanglier, c’est plutôt une grosse bête. « Il ne charge que si on l’attaque ». Ouf !
Après une bonne heure de marche, nous arrivions sur le plateau des Fagnes. Les rayons de soleil, telle la baguette d’une fée, illuminaient le givre de ses rayons dorés. C’était beau comme au premier jour du monde. Nature virginale. Moi, depuis ma condition d’humaine, je mesurais combien elle vivait, parfaite, sans nous. Et en même temps, de nous, jouir d’elle, peut-être vibrait-elle à son tour de notre regard ?
Nous prenions un sentier de côté quittant le dur pour les tourbes spongieuses. Les bottes s’enfonçaient et menaçaient de prendre l’eau. Avec nos vêtements bruns et verts, nous espérions nous fondre dans le paysage et ainsi, tromper les animaux. Restait leur odorat mais sur nous, point d’odeurs synthétiques. Lorsque nous parlions, c’étaient à mots brefs et à voix murmurée. Je souriais à l’intérieur de voir mes frères si tendus de leur quête : voir et photographier les cerfs, les biches, les chevreuils, laies et marcassins. Reste atavique du chasseur ? Moi, ce que j’aimais surtout, c’était marcher et jouir de mes sens affolés de beauté.
D’expérience, mes frères connaissaient les endroits où se pointaient les habitants des lieux pour brouter tranquilles les herbes rares de l’hiver. Dès que nous apercevions un museau, nous nous baissions et restions immobile depuis le poste d’observation. A l’aide de jumelles, nous guettions leur moindre mouvement. Eux, de temps en temps, levaient la tête. On se recroquevillait un peu plus si possible, comme des diables dans une boîte. Nous restions parfois une demi heure, fascinés par leur majesté. Très vite, le froid me pénétrait. Pas question pourtant de réclamer. J’étais sage et docile, je respectais les règles du jeu. Mais au signal de repartir, j’étais soulagée d’enfin pouvoir me réchauffer par la marche.
Une paire d’heures se passait ainsi. Un lieu de broutage, l’attente, les jumelles, la joie d’une bête cadrée dans l’objectif photo, … Puis venait le temps de rebrousser chemin. Le jour était pleinement levé. Nous croisions les "simples" promeneurs qui débutaient leur promenade. Nous, nous échangions gaiement les impressions de la nôtre. La fin du chemin…la voiture. Café fumant et tartines attendaient nos estomacs affamés.
Avec le ventre plein et la chaleur retrouvée se pointait la fatigue. Mais pas l’ombre d’un regret. Grâce à l’énergie et à la passion de mes frères, j’avais pu m’arracher du lit pour vivre avec eux le sentiment profond d’appartenir à la nature. Je me sentais neuve et lavée de la civilisation. Aujourd’hui, ce germe sauvage est toujours gravé dans mon cœur comme un précieux héritage.

mardi 8 décembre 2009

Inch Allah


On signe avec la vie comme pour un mariage : pour le meilleur ET pour le pire, pour les joies ET les peines.
Enfant, j’ai connu un moment d’une telle souffrance que j’aurais voulu, plus que tout, que ça cesse. Je ne peux mesurer totalement jusqu’à quel point de profondeur cet évènement a touché ma vie. Ne pouvant disparaître, j’ai perdu une partie de moi essentielle. Elle a rejoint un lieu de ma psyché où un monde autre, dont je peux apercevoir les contours lors de méditation ou de voyages chamaniques.
Aujourd’hui, lorsqu’un grand chagrin affecte ma vie, j’ai le réflexe de vouloir disparaître, que ça cesse. Mais tout comme alors, je ne le peux. Cette impuissance est comme une flèche qui me transperce le ventre.
Contrairement à Cioran, ce précieux scrutateur des abîmes, je ne peux me consoler de vivre, en sachant qu’il est toujours possible de se débarrasser de soi-même. Toute puissance illusoire. Je sais, que la souffrance n’est alors que postposée, je sais, combien l’âme est alors en errance dans ce monde des vivants s’en pouvoir en sortir.
Alors, nul recours sinon la rage, la vengeance (contre la vie ?) ou la résignation ?
Oui, ce sont des possibles.
Une autre voie est celle de se laisser transpercer, tout cru par la souffrance. Se laisser labourer, tout nu, par l’impuissance. Dame Mort n’est pas loin, qui glisse à l’oreille de qui peut l’entendre, qu’elle seule décide vraiment du mot fin (qui est aussi éternel début d’autre chose mais ça aussi il faut s’en délester).
Se sentir plus bas que terre, voilà ce qui reste du terrassement. L’ego a beau s’accrocher, il ne peut résister, écrasé sous le poids de ce qui est.
Et puis, à un point ultime de l’implacable… mystère… en un instant, qui a toujours été là et qui sera toujours, viennent la paix du cœur, la joie, une musique céleste qui teinte l’espace. Plus une seule pensée n’encombre cette beauté intransmissible.
Tout est bienvenu, rien n’est à craindre. Je ne peux, à nouveau, que remercier et reconnaître l’intelligence suprême qui se cache et se dévoile dans ce mystère.

lundi 7 décembre 2009

Initiation


Je me rappelle de la musique de mes treize ans. Mon grand frère veillait à mon éducation musicale, hors du hit parade sur RTL. Un an plus tôt, j’avais pleuré, désespérée, la mort impromptue de Claude François. Fin d’un chapitre. Grâce à ce grand frère, je découvrais Led Zeppelin, Deep Purple et surtout Pink Floyd. A mes fraîches oreilles, leur musique représentait un monde mystérieux, excitant et un peu dangereux.
Un jour, il voulut me parler. Il avait une mine plus réjouie que d’ordinaire. Il venait d’acheter deux billets de concerts pour « The Wall » à Londres! Je n’ai pas, tout de suite, réaliser la merveilleuse extravagance de ce projet. Il avait des amis à qui il aurait pu le proposer mais c’était moi qu’il avait choisi. Aujourd’hui, je réalise qu’il s’agissait d’un cadeau initiatique d’un grand frère de vingt-trois ans à sa petite sœur de treize.
Un beau soir, nous sommes partis à bord d’un ferry pour traverser la Manche. Un bus, rempli de garçons tous plus chevelus les uns que les autres, nous a d’abord conduit à Ostende, puis nous avons embarqués. La traversée a duré jusqu’au petit matin. Mon frère a été bien malade, je crois. Moi, j’ai essayé de trouver un coin où dormir.
Le lendemain, visite de Londres, Backerstreet entre autres, qui était le titre d’une chanson que nous aimions tous les deux. Nous avons aussi écumé de nombreux disquaires.
Enfin vint le soir et le concert tant attendu. Une salle immense, genre vingt mille personnes. Chacun sa place numérotée. En fait, plus qu’un concert, il s’agissait d’un spectacle. Le mur se construisait sur scène et la musique s’intégrait au sein de ce concert-concept: son et images. Ce fut magique et déroutant à la fois. Le volume sonore était très doux, très calme. De plus, nous devions rester bien assis. Question de cohérence: « The Wall » étant, entre autres, la dénonciation du fascisme de la rock star sur les foules fascinées, il était malvenu de reproduire ce qui était dénoncé. Moi, du haut de ma fougueuse jeunesse, j’avais parfois envie de me lever et de me trémousser. Et bien… pas ! Ceux qui tentaient le coup étaient gentiment rappeler « à l’ordre » par des vigiles. Atmosphère "grand messe du rock" un peu particulière…
Nous avons dormi dans un hôtel un peu crado et sommes repartis le lendemain. La traversée de retour se déroula au grand soleil, sur le pont du ferry. Je flottais comme dans un rêve. J’étais allée à Londres, avec mon grand frère et j’avais vu Pink Floyd! Je ne me souviens plus si je l’ai remercié. Plus tard, il m’a encore emmené, avec sa bande de copains et copines cette fois, à d’autres concerts. Il me transmettait sa passion, à sa façon, sans trop de mots, par l’expérience. Tout comme il l’avait fait lorsque j’étais plus petite lorsque nous allions dans les Fagnes pour guetter les animaux au lever du jour. Il était mon initiateur et j’étais son élue dans la famille. Longtemps encore, je le suis restée. Et puis plus, sans qu’aucun mot soit dit.

samedi 5 décembre 2009

Les sandwichs au jambon de mon enfance.


Je me souviens des sandwichs au jambon de mon enfance. Nous les mangions le samedi soir devant la télé, mon plus jeune frère et moi. Rien que tous les deux, les petits.
La miche du pain était fraiche et moelleuse. En bon wallon, nous les appelions des pistolets. Au-dedans, nous les tartinions de beurre dur, juste sorti du frigo. Ensuite, deux ou trois tranches d’un début ou d’une fin de jambon, maigre et parfumé, découpé au cours de la journée à la boucherie familiale. Et ce n’était pas tout ! Pour accompagner ces sandwichs, des frites salées, avec de la mayonnaise, découpées à la main (la belle époque) par Willy, qui tenait la friterie du village.
Nous nous régalions. Le froid des sandwichs, en contraste avec le chaud-gras des frites formait un divin mélange à mon palais d’enfant.
Nous sortions du « bain de la semaine », que nous prenions ensemble. Nos corps étaient gonflés de chaleur dans nos pyjamas de pilou. Nous nous installions à la table de la cuisine et nous attendions avec impatience une de nos émissions favorites « Les Jackson five ». Leur musique était irrésistible et Mickaël, le génie de la bande, éclatait de vie et de talent sous nos yeux émerveillés. Souvent, nous nous levions pour nous déhancher comme lui et nous riions, au point de presque pleurer. L'insouciance et la joie habitaient nos jeunes âmes unies.
Je me souviens de ce moment simple, pure de mon enfance.