Il est là, tapi dans la pénombre, à attendre sa proie. La proie est son plus jeune fils, qui ne peut se soustraire à ses griffes : trop faible, trop petit, dépendant.
L’ogre, la première fois qu’il a tué ce fils, a, le temps d’un éclair, eu le sentiment de déjà vu. Il s’est figé mais il n’a pu retenir l’acte. La faim, trop pressante, lui brûlait les entrailles. Après cette première fois, il a poussé un soupir de soulagement, ce n’était pas si difficile. L’idée était plus insupportable que l’acte, finalement et il s’en étonne un peu. Le voilà délivré, il a perpétué ce qui devait être fait. Le fardeau est maintenant déposé sur les épaules du petit qui survivra tout comme lui, a survécu. La belle affaire! Il n’a pas vraiment honte mais il ne lui faut surtout plus regarder son fils. A cette pensée, son regard s’est, dès cet instant, voilé sur lui.
Le petit ne pleure pas. Lui aussi est soulagé. Il savait que cela arriverait. C’est fait. Groggy, étourdi, le regard voilé lui aussi, il reprend le cours du quotidien. Mais la joie a disparu, le rire sonne faux. Aussi, il se sent comme un fantôme avec ses frères et sa mère. Bien que près de lui, il les sent vivre comme à des kilomètres. Parfois, dans son ventre, surgit une énorme colère, il a envie de tout détruire, y compris et surtout lui-même.
Quelques années plus tard, voilà le fils devenu père. Un verre de bière après l’autre, il noie ces souvenirs que le hantent comme des fantômes. Et aussi cette vie qui part en lambeau tel un vêtement mal rapiécé. Quatre gosses. Des petits animaux à dresser. « C’est moi le maître » se dit-il en recommandant une autre bière. Ce bar qu’il rejoint chaque soir après le boulot, est empli de souvenirs. C’est ici qu’il a grandit, ici qu’il a vu tant de fois son père ivre tangué entre les tables. Dès qu’il le revoit, depuis la caverne aux images, son sang s’arrête, une boule de chaleur envahit sa poitrine, sa gorge se serre, ses poings se crispent. Vite, une gorgée de bière, qui soulage, qui éteint le feu. Une larme perle, il vient de penser à sa mère, dont on disait qu’il était, lui, le dernier, son préféré. Le plus sensible aussi, raillé par ses grands frères.
La petite est dans le fauteuil de la pièce où tous s’entassent. En tant que dernière, elle est la préférée de l’ogre. Une chanson, depuis le poste radio, pousse sa rengaine. Elle se balance, sans arrêt, au même rythme lent. Elle ne regarde personne, personne ne la regarde. Son regard est voilé. Les bruits, les corps lui semblent à des kilomètres. Dans sa bulle, le monde n’existe pas. Elle est seule. La vibration de l’air vient de changer. La porte claque. Il va bientôt être là. Une odeur aigre de bière le précède et annonce le cauchemar à venir. Comme ils le redoutaient, il est saoul. Elle voit les yeux de sa mère, qui disent sa peur. Elle aussi, la petite, a peur. Dès qu’il est là, la violence envahit tout l’espace. Chaque geste, chaque mot d’elle ou de sa mère ou de ses frères et sœur risque de le faire exploser. Risque de coups. Les murs suintent l’angoisse.
Puis elle va se coucher et elle rêve parfois qu’un homme la fouette. C’est agréable mais elle se sent sale aussi. Le plus souvent ces rêves sont peuplés de têtes de morts qui l’appellent et la poursuivent. Elle se réveille en sueur. Elle ne sait plus si elle est vivante ou morte. Elle se rappelle, sa vie, la maison, lui avec ses yeux morts et qui tuent à la fois. Va-t-il venir jusqu'ici ? La peur, à nouveau, pénètre en elle. Un instant, elle voudrait tout quitter, disparaître, mourir. Puis elle se recroqueville et se rendort bercée par les râles asthmatiques de sa sœur. Demain, même si son rire sonne faux, ce sera l’école, la lumière, loin de l’ogre.
3 commentaires:
J'avais pas vu celui-ci. C'est ... Waa ... Manque de mots ... Je sais pas quoi dire ... Tcheu !... Elle est bonne cette herbe !
Merci ! Oui, elle est trop bonne !
Ouaaaaaaaaaah
Moi aussi, je manque de mots...
...
...
Merci Nadine !!
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