Je regarde mes parents. Ils sont vieux maintenant. L’un vient de vivre un cancer du côlon et l’autre me parle de ses spasmes à l’estomac et aux intestins. Dans leur vie de tous les jours, ils ont les préoccupations petites et minutieuses des gens âgés. Ils ont aussi le temps d’écouter. Je me sens heureuse de pouvoir leur dire qui je suis, en pointillé, moi qui n’en espérait plus tant. Le cœur léger, je rejoins la chambre supplémentaire de leur nouvel appartement si coquet et en même temps, je suis troublée : comment ces gens aujourd’hui si gentils ont-ils pu, à ce point, bouleverser ma vie d’enfant ? Comment ce vieil homme faible a-t-il pu tant m’effrayer ? Mais eux, comment me percevaient-ils lorsque j’étais enfant ? Sensation, sentiment et pensée peuvent séparer d’un gouffre immense ceux qui pourtant vivent dans un même espace.
Mon âme s’obscurcissait d’un voile noir tant était grande ma sensation de vide affectif et sensoriel. J’étais avide de l’amour de ma mère et j’avais tellement peur de mon père et de ses mains, grosses et tâchées du sang des animaux que, jour après jour, il découpait en morceaux. Dans notre maison flottait une odeur âcre et lourde de chair morte, tellement habitués à elle que nous ne la percevions plus. Notre regard ne percevait plus l’univers sanglant dans lequel nous baignions en permanence. Mais c’est dans mes nuits que flottaient de terrifiantes images d’ogre aux yeux rouge sang… Violence réelle, violence fantasmée ? Quelle est la part du réel et de l’imaginaire ? A cette époque, pour moi c’est sûr, la vie tenait plus du cauchemar que du conte de fées.
Aujourd’hui, mes parents sont plus petits que moi et ils ne me font plus peur. Nos yeux entrent en contact, furtivement. De timides « maman »et « papa » s’échappent de mes lèvres pour désigner l’un ou l’autre. Après le deuil, voici que vient une ère nouvelle faite de rencontre véritable. Le voile de mon âme se lève peu à peu et qui sait, demain peut-être, mon cœur s’ouvrira-t-il pour rejoindre le leur ?
Je me souviens… Nous allions souvent au café avec mes parents, à «La boule rouge » qui était, et est encore, très populaire à Verviers. Nous aimions y manger un « croque boum boum », une spécialité de l’endroit : un croque monsieur avec de la sauce bolognaise par-dessus, bonjour la digestion ! Mon père enfilait bière sur bière. Non pas 3 ou 4, mais plutôt 10 ou 15. Son ventre proéminent attestait de leur ingestion. Et bien sûr, il était saoul… La soirée était interminable pour nous, les enfants. Dans la fumée épaisse des vapeurs d’alcool et des fumées de cigarettes, après avoir épuisé le flipper et le juke-box de nos chansons favorites, dont une d’Elton John, une pièce triste au piano que nous faisions semblant de pianoter mon frère et moi, nous gémissions pour rentrer à la maison, affalés sur la banquette, morts de fatigue. Mais nos plaintes n’étaient pas reçues, mon père voguait sur des sentiers alcoolisés où plus rien ni personne ne pouvait le rejoindre. Parfois lui prenait l’envie soudaine d’enlever son pantalon. Autour de lui, ses comparses éméchés le retenaient tout en lâchant de gros rires bien gras de ses envies exhibitionnistes. Pourquoi diable, voulait-il faire cela ? Dans mon univers d’enfant, ce désir relevait du parfait mystère et de l’incompréhension la plus totale. Je rêve d’un jour où, calmement installés dans les fauteuils du salon, nous pourrons rire de ces moments et qu’alors il me dévoile ses secrets. Un jour, peut-être, qui sait ?
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